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Chronique d’une mort souhaitée

Ébauche de synthèse d’un auteur associé, qui a souhaité rester anonyme, parce que le sujet est polémique et touche à un grand tabou, y compris chez beaucoup de gens qui se déclarent ouverts d’esprit. Nous reproduisons son argumentation ici. (On s’est uniquement permis de corriger quelques coquilles et de féminiser le texte, par cohérence avec le reste de notre blog.)

Une certaine idée de la vieillesse

Il est légitime de vouloir vivre « le plus longtemps possible ». Mais les gens se différencient avec le sens du mot « possible ». Or, celui-ci peut représenter des réalités différentes.

Deux de mes ancêtres ont dépassé l’âge très respectable de 90 ans, et même 95 pour l’un d’entre eux. Mais j’ai observé deux situations contrastées, qui ont changé mon regard sur le monde.

  1. Mon premier ancêtre était d’un naturel jovial et optimiste, blagueur et bon-vivant. Il a vécu une vieillesse enrichissante et a continué à se faire des amis et jusqu’à la fin de sa vie il nourrissait encore des projets de grands voyages, de sorties avec ses amis. On l’aimait énormément et nous gardons des souvenirs très forts de bons moments. Bien qu’il ait atteint un âge canonique, il m’arrive souvent de souhaiter qu’il soit encore là, bien qu’il serait déjà centenaire si c’était le cas.
  2. Mon second était, par la force des choses, un peu l’antithèse du premier. Bien qu’ayant eu une vie active correcte (une vie normale, avec mariage, enfants, carrière, loisirs, quelques beaux voyages qu’il nous avait racontés…), l’entrée dans la vieillesse à l’aube de la soixantaine s’est accompagnée de multiples problèmes de santé et d’une inflation du nombre de médicaments à prendre chaque jour. Très porté sur la nostalgie du passé, son caractère s’est aigri et sa compagnie devenait de moins en moins agréable car il était vite irrité par tout ce qui ne lui convenait pas. Nos rencontres se limitaient à écouter ses longs monologues, ses râleries sur le déclin de la société moderne (impossible de lui faire entendre qu’hommes et femmes sont égaux devant les tâches ménagères ou que mes amis noirs ne doivent pas être appelés des « nègres »), son dédain vis-à-vis de tout ce qui constitue le monde moderne auquel il déclare ne plus rien comprendre, et a ressasser les souvenirs d’un passé révolu et souvent très largement idéalisé. J’ai assisté à son déclin progressif, sa tristesse de voir son monde se retrécir au rythme des décès successifs de ses contemporains – il abhorrait la compagnie des plus jeunes, qui n’avaient pas connu son époque et qui ne partageaient pas ses valeurs ou sa vision du monde – et son aigreur qui empirait semaine après semaine.

Je suis heureux d’avoir pu côtoyer ces deux personnes de près, et la comparaison entre leurs modèles de vieillesse m’a permis de voir comment pourrait évoluer ma propre vie. Sans surprise, je souhaiterais que ma vieillesse se déroule comme le premier. Mais je sais aussi qu’il faut une solide dose de chance, en premier lieu la santé et la condition physique : malgré mon mode de vie sain il restera une part d’aléatoire, et sait-on jamais qu’un accident ou une agression me laisse infirme.

J’ai même parfois l’intuition que la tendance naturelle d’un grand nombre de séniors est de tendre de manière de plus en plus massive vers le second exemple que je donne. Je suis angoissé à l’idée de vivre de longues années une vie qui n’est pas épanouissante, non seulement pour moi, mais aussi pour mes proches.

La solution est-elle de mourir jeune ?

J’aimerais laisser à mes enfants et petits-enfants, ainsi qu’à tous les gens qui m’auront connu et me survivront, le souvenir de quelqu’un d’actif, ouvert sur le monde, et qui finalement a profité de la vie.

Je ne veux pas imposer à mes enfants de me soutenir financièrement lorsque je serai sans le sou, avec une maigre pension de retraite, et une épargne dévaluée par l’inflation (petite parenthèse économique : ce scénario est malheureusement le plus probable pour les années 2020, 2030 et suivantes : la pyramide des âges et les difficultés pour les gouvernements de capter suffisamment d’impôts dans un monde globalisé menace très sérieusement le niveau des retraites, tandis que la remontée des taux d’intérêt étranglera les pays de la zone euro, dont la dette a augmenté depuis 2008, et où l’inflation apparaîtra comme le remède pour atténuer le poids de cette dette ; ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les économistes appellent l’inflation « l’euthanasie des rentiers »).

Je ne veux pas que mes enfants doivent me mettre des couches-culottes parce que je serai devenu incontinent – chez un bébé c’est mignon, c’est comme jouer à la poupée, et puis on se dit qu’il va grandir, mais chez un vieux c’est dégoûtant et surtout on désespère car on sait que ça ne va JAMAIS s’améliorer avec le temps.

Je ne veux pas que mes enfants aient à gérer des crises de démence sénile, une maladie d’Alzeimher ou d’autres pathologies que je pourrais avoir à un âge avancé. Autrement dit, que je sois toujours là physiquement, mais dans un état second, que je ne sois plus capable de me gérer moi-même, voire même que je constitue un danger pour moi-même et mon entourage, et que ce soit une souffrance pour eux d’avoir à se coltiner mon état, d’y consacrer toutes leurs heures libres et s’interdire de partir en vacances, alors qu’ils seront probablement eux aussi à un âge où ils devront gérer une carrière de plus en plus prenante en plus de leurs propres enfants.

Je ne veux pas que mes enfants doivent m’annoncer, en prenant moultes précautions oratoires après plusieurs nuits d’insomnie car cette décision les horrifiait, que je vais désormais habiter dans une maison de retraite, en m’assurant que je serai bien encadré par des infirmières très gentilles. Je ne veux pas que l’argent que j’ai mis de côté pour mes enfants serve surtout à payer le loyer de la maison de retraite (car c’est pas donné, hein).

Tant qu’à parler d’argent, j’aimerais aussi parler de la pyramide des âges des pays occidentaux et du coût des retraites. Le système par répartition est basé sur le fait que la valeur créée par les actifs paie les retraités. Mais de nos jours, le temps passé à la retraite augmente (effet conjugué des retraites anticipées et de l’allongement de la vie) tandis que le chômage structurel de masse va faire porter un coût de plus en plus fort sur les épaules de ceux qui travaillent (non seulement ils sont peu nombreux et craignent souvent de perdre leur emploi, mais en plus ils doivent payer pour des chômeurs et des vieux de plus en plus nombreux). Décider de partir avant d’être devenu un petit vieux grabataire et inutile est un geste altruiste envers les jeunes générations, pour alléger le fardeau de la solidarité, qui est devenu disproportionné de nos jours.

On dit que la première image est fondamentale par rapport à une personne. Je pense que la dernière également, en tout cas les dernières années de vie.
Dans plein de professions on trouve même ça normal. En entreprise, on considère qu’il est mieux pour un responsable de quitter une fonction un peu trop tôt plutôt que l’on se dise qu’il a traîné X années de trop à son poste.

Le suicide est-il punissable ?

Si le suicide est réussi, l’« assassin » est forcément automatiquement puni, c’est comme si le dossier pénal se refermait aussitôt. Fin de la procédure.

Et pourtant… Un mort n’est jamais seul, et même lorsqu’il se sent rejeté de tous, il y aura toujours des proches, des gens qui l’ont apprécié et qui seront tristes de sa disparition. Et un•e suicidé•e laisse généralement une douleur très forte, surtout chez ses gens très proches (conjoint•e, enfants, parents), et probablement plus que s’il s’était agi d’une maladie ou d’un accident. Car si dans ce dernier car on peut s’en remettre à une certaine fatalité, les proches d’un•e suicidé•e n’auront souvent de cesse de se dire : « Et si on avait fait ceci, ou cela ? » qui l’aurait fait changer d’avis.

On touche ici à un tabou absolu, y compris chez les gens qui ne sont pas croyants, car nous considérons la vie comme notre bien le plus précieux.

Ne faudrait-il pas réfléchir à nos valeurs et nous demander qu’est-ce qui, dans le fond, est le plus précieux pour nous ? Est-ce la vie à tout prix et à n’importe quelle condition ? Aussi quand on est à l’état de légume, en mort cérébrale mais maintenu artificiellement en vie immobile sur un lit d’hôpital sans rien faire pendant des années ? Ou chez soi mais malade, et peut-être aussi plein d’aigreur et de haine du monde contemporain, au point où la vie est essentiellement un calvaire ? Ou ce qui importe, c’est la vie certes, mais une vie qui nous convient ?

Il faudrait donc pouvoir réhabiliter l’idée de fin de vie souhaitée, de sorte qu’elle soit bien comprise comme une option mûrement réfléchie et consensuelle, et non comme un drame brutal qui laisse des proches dévastés.

Un choix personnel avant tout – personne n’impose rien à personne

Ce point est sans doute le quiproquo le plus courant. Il explique aussi pourquoi je publie cette chronique de manière anonyme, sur des blogs tenus par des gens éloignés pour qu’on ne puisse pas remonter jusqu’à moi.

Je prône avant tout le libre choix individuel. Décider de la date de sa mort, si elle est planifiée, doit être un choix personnel librement consenti. Et l’âge peut être différent pour chacun.

À titre personnel, j’ai fixé un âge grosso modo vers 70 ans, même si je me réserve la possibilité de revoir mon estimation au cours des prochaines années, pour légèrement étendre ou légèrement réduire ce chiffre, essentiellement selon mon état de santé.

Il va de soi qu’une personne avec un autre tempérament, une autre santé, qui vit dans une autre partie du pays, avec un autre vécu que le mien, un autre réseau de soutien (famille, amis), d’autres ressources financières, etc. pourrait décider pour sa part de se fixer 80 ou 85 ans, tandis qu’une personne vivant par exemple avec un handicap très pesant, pourrait se sentir soulagée en fixant un objectif à 55 ans. Ces chiffres, donnés purement au hasard, servent surtout à illustrer que je prône uniquement un modèle dans lequel on offre une possibilité à quiconque le souhaite de choisir sa mort, et que de surcroît ces personnes peuvent ensuite déterminer librement le niveau d’âge qui constitue leur limite ultime dans la vie.

Libre à vous, si ne souscrivez pas à ma théorie, d’ignorer totalement ces préceptes et de vivre aussi longtemps que vous en aurez la possibilité biologique.

Et par conséquent, il est inutile de chercher à polémiquer en déformant mon propos. Il n’est nullement question d’euthanasier des gens contre leur gré, et il n’est nullement question d’obliger quiconque à partir plus tôt que l’âge qu’elle ou il aurait souhaité.