Carnets du confinement – avril 2020

Nous avons recueilli le témoignage de quelques citoyens. En mode tranche de vie. Retranscription d’interviews menées par vidéoconférence. (NDLR : le texte est une retranscription aussi fidèle que possible, mais en nettoyant certaines redites ou lorsque la personne a demandé de présenter autrement sa pensée. Ah oui, en nettoyant les mains aussi, ha ha.)

Magda et ses voisins enragés

Tout d’abord, où vis-tu ?

Je suis à Schaerbeek, c’est une des communes de Bruxelles. Un joli appartement dans un grand bloc.
Il y a 60 appartements chez nous, ça a l’air beaucoup comme ça, mais on a vraiment de l’espace.
Mais forcément, sur 60 entités, il y aura toujours au moins 4 ou 5 connards. On n’y peut rien, c’est statistique.

Qu’est-ce qui te fais dire cela ?

Au début, ça se passait bien. Je me suis organisée dès le premier jour, j’ai quelques provisions, je m’aventure dehors une fois par semaine pour le ravitaillement. J’ai un petit côté parano, c’est lié à mon enfance. Bref, si ça ne tenait qu’à moi, le confinement se passerait bien. Je veux dire par là : je prends mon mal en patience et les jours s’écoulent calmement.

Mais j’ai quelques voisins qui ne l’entendent pas de cette oreille.

Un voisin fume régulièrement de la marijuana. Je ne pense pas qu’il ait des stocks de plusieurs semaines chez lui, et il est clairement en manque. C’est quelqu’un d’un peu nerveux, limite violent, et prendre de la drogue ça le calme. On entend assez clairement les disputes entre lui et sa femme. Assiettes brisées, la totale. Celui-là, il a commencé à péter les plombs assez tôt, déjà fin mars il était agressif.

Mes voisins d’à côté, c’est la cigarette. Quand les jours sont beaux, je suppose qu’ils font comme tout le monde et ils vont se balader dehors. Bref, s’ils fument leurs 20–25 cigarettes par jour – ça doit être la moyenne des fumeurs réguliers – ça se fait un peu partout. Mais ici, elles sont toutes fumées sur le balcon juste à côté du mien. Ça veut dire que dès que j’ouvre ma fenêtre, il ne faut que quelques minutes avant que je doive tout fermer en catastrophe pour pas que mon appartement empeste la clope. Toute la journée, et comme ils ne fument pas tous en même temps, ça fait comme un ballet permanent sous mes fenêtres.

As-tu déjà tenté des solutions à l’amiable, comme d’aller leur en parler ?

Ceux-là, ce sont des violents, de la vraie racaille. J’aime la cohabitation harmonieuse entre voisins, mais à leur arrivée j’étais venue leur souhaiter la bienvenue et j’ai eu des insultes en retour. C’est hyper-chelou comme attitude. Je n’ai pas envie d’avoir des ennuis, alors je suis simplement polie. Je ne nourris aucune haine envers eux, mais ce sont clairement des gens asociaux.

Dans le passé, j’ai quitté un appartement et un quartier que j’aimais beaucoup, précisément à cause de la cigarette des voisins. C’était insupportable, pestilentiel et sans issue amiable. J’espère de tout cœur que ceux-là vont s’en aller. Si vous avez des trucs, je suis preneuse.

Justement, sur notre instance Mastodon, on a une personne qui poste parfois des trucs pour embêter ses voisins, mais je ne suis pas sûr que ça marche vraiment sans se faire griller, et il y a franchement des trucs illégaux comme vandaliser les serrures. De toute façon, même si tu trouvais un moyen de les faire expulser, en cette période aucune procédure n’aboutirait.

J’essaie de ne pas trop y penser. Mais ça fait bizarre de vivre les fenêtres fermées et un casque sur la tête pour échapper à la fumée et au bruit, alors que je n’ai aucune envie de vivre comme ça.

On pourrait leur filer le virus ?

Avec plaisir, mais on parle partout mais il est super difficile à trouver, en réalité.

Et quel jour penses-tu craquer ?

J’ai fait le test. Apparemment le 18, ça me laisse une dizaine de jours. [NDLR : l’interview a été réalisée quelques jours auparavant, le calcul a été corrigé d’après la date de publication.]

Sinon, pas de symptomes ?

Physiquement, ça va. Les poumons, les bronches, ça va. Le mental, ça irait parfaitement s’il n’y avait pas les gens.

Des innovations avec les autres voisins ?

Curieusement, non. Des petits coucous à travers les fenêtres mais ça ne va jamais plus loin.

Pongo et Perdita les survivalistes

Tout d’abord, je tiens à préciser que vous avez souhaité garder l’anonymat.

Oui, c’est mieux, et merci de recueillir notre témoignage.

On a mis des prénoms bizarres. Parce que vos noms réels, c’est Bernard et Jacqueline.

Eh, mais ça va pas, non ? On avait dit qu’on nous présenterait sous pseudonyme.

C’est ce que je fais. Il ne faudrait surtout pas qu’on puisse savoir que vous habitez au 85 de la rue des Mariniers à Molenbeek, ni qu’on peut vous appeler sur votre portable au numéro que je vais donner d’ici quelques instants, juste le temps de remettre la main dessus, attends… ah voilà, le 0474 25…

Connard.

[NDLR : un malheureux problème technique a empêché la poursuite de cette conférence, et nos joyeux interlocuteurs refusant obstinément de nous parler depuis, nous ne sommes plus en mesure de recueillir leur témoignage.]

Robert le solitaire

Bonjour Robert, alors vous connaissez le principe de l’interview, et pouvez-vous vous présenter ?

Je suis retraité et j’ai l’âge où j’ai déjà vu partir pas mal de copains de l’époque. Mais toujours bon pied bon œil.

Attention quand même avec les yeux, c’est aussi par là que peux entrer le virus.

Vous avez vu mes lunettes ? Je dis toujours pour plaisanter que les verres ont l’épaisseur de bouchons. Je suis bien protégé quand même, sans devoir mettre des masques sur les yeux, comme dans les hôpitaux.

Comment accueillez-vous les nouvelles journalières sur le décompte des morts ?

Ça ne me fait ni chaud ni froid, en fait. On a beaucoup de mal à relativiser. Ça a tué combien de personnes jusqu’à présent par rapport à la population ?

Là on est à environ 2 200 morts dans un pays de 11 millions d’habitants. Ça veut dire que sur 5 000 habitants il y a 1 mort. Sachant que statistiquement on dit toujours qu’on connait 1 000 personnes.

Dans mon cas, ce qui est dur est qu’on a parfois perdu la trace de vieux copains depuis bien longtemps. Surtout les gens avec qui je travaillais à l’époque, et je me dis que certains sont peut-être déjà morts, mais depuis longtemps. Rien à voir avec le virus.

Jusqu’à présent, personne ne m’a signalé de personnes que je connaissais. Et pourtant, nous sommes potentiellement le groupe de la population le plus à risque.

Évacuons un peu le sujet sinistre de la mort, mais parlons de l’après, de la reconstruction. Quel regard jetez-vous sur ces appels de citoyens à reconstruire une société différente, moins matérialiste, peut-être plus collectiviste, au regard de votre espérance de vie ?

Ben, vous reparlez de la mort, là.

En fait, je trouve ça très bien de repenser la société. On aurait dû s’y mettre beaucoup plus tôt. J’ai travaillé dans un service public et j’ai connu les restrictions budgétaires. Ça a toujours été par vagues. Dans les années 1980 c’était la mode du dégraissement, sous l’influence Reagan-Thatcher. Puis après on a eu l’informatisation qui a permis de sabrer dans les budgets. Il y avait un service avec plusieurs comptables, tout cela a disparu car les bilan sont faits par des machines. Mais je ne critique pas, je trouve que c’est vraiment un progrès d’avoir informatisé des tâches, surtout des tâches monotones, difficiles ou dangereuses. Le problème dans tout cela, c’est qu’on a juste dit aux gens qu’ils devaient se recycler, évoluer, mais la société n’a pas de travail pour tout le monde. Cela fait longtemps que des gens disent qu’il faut partager le travail, pour qu’on ne travaille que 10 ou 20 heures par semaine maximum, et que les boulots ingrats soient faits par des robots, mais en veillant à ce que chacun reçoive un salaire digne. Ce message était totalement inaudible dans le contexte idéologique de mon époque. Je le lis seulement depuis une dizaine d’années, mais j’ai bien peur qu’il soit trop tard.

Je mets également en garde contre les utopies. Il y a des gens pour construire un système plus vertueux, mais il y a également plein de gens qui profitent à fond du système inégalitaire et mortifère. Et malheureusement, ce sont souvent ceux-là qui ont le pouvoir. Ils feront tout pour qu’on revienne au monde d’avant, qui leur a bien réussi. Et ils auront deux armes redoutables : premièrement ils sont pragmatiques (leur modèle est connu : c’est de la production, de la consommation, la concurrence, etc. là où en face on n’est pas d’accord sur le modèle, par exemple la primauté entre le social et l’environnement) et deuxièmement ils ont l’avantage du calendrier : l’année 2020 va mettre plein de gens au chômage et ces gens vont pleurer pour que l’on crée des emplois. Et là, tout le monde sera bien content de reconstruire des usines polluantes, et on dira que la sauvegarde de la planète ou la construction d’un autre modèle c’est pour plus tard… et pour jamais, en fait.

À mon âge je sais que si les choses changent pour un mieux, je n’en verrai pas la couleur. Ou alors bien peu. Mais j’ai des enfants et des petits-enfants et ça vaut la peine. Je porte en moi une rancœur énorme à l’idée de leur laisser un monde bien pire que celui que j’ai connu, et l’idée que je sois associé avec la génération malfaisante qui a mis tout ça en place – alors que je me suis battu contre les dominants – m’est insoutenable. C’est donc très réconfortant qu’un autre monde est possible grâce à cette crise, ce n’est pas trop tôt. J’avais cru en 2008 que ce serait le cas, quand les États avaient commencé à reprendre la main sur la finance, mais la sauce n’a pas pris.

Certaines personnes semblent tenir le coup facilement alors qu’on observe depuis quelques jours beaucoup de cas de gens qui « pètent les plombs » ou reprennent une vie sociale normale. Y voyez-vous quelque chose de particulier ?

C’est sans doute lié à la personnalité de chaque personne, et aussi sans doute à l’organisation familiale, sans oublier son réseau de soutien.

J’ai demandé à mes enfants de ne plus me téléphoner plusieurs fois par semaine, ce qu’ils font depuis le début de la crise. Je leur ai proposé de me téléphoner à la même fréquence qu’auparavant, c’est-à-dire… pratiquement jamais. Ça les a bousculé, et ils ont sans doute compris quelque chose d’important, là. Mais je ne peux pas leur en vouloir, je sais que la vie des actifs actuels est complètement stressante. On demande aux gens de mener plusieurs vies de front, d’être entièrement dévoués pour leurs employeurs (qui lui n’est pas spécialement tenu d’être loyal et peut vous licencier à la moindre contre-performance ou à la faveur d’une restructuration), d’être des super-parents, d’avoir des loisirs épanouissants, de faire le tour du monde, et désormais aussi d’être comme des stars avec une image publique hyper soignée, via les réseaux sociaux. Il y a de quoi faire une névrose. Alors je leur pardonne s’ils ne prennent pas de mes nouvelles en temps normal.