La journée sans obésité

Imaginons un monde où le problème principal est l’obésité.

80 % de la population est en surpoids, l’obésité cause de réels problèmes aux individus, et, s’accompagnant d’un sédentarisme massif, elle génère des maladies cardio-vasculaires, des décès prématurés, mais aussi des répercussions pour le reste de la société : les gens achètent énormément de nourriture, génèrent des déchets, etc. Les personnes qui font attention à leur alimentation, font de l’exercice, etc. sont très minoritaires.

Tout ceci est volontairement simplifié et caricatural, mais c’est pour mieux comprendre le propos (c’est une fable).

Un jour, le gouvernement trouve que ce serait bien de lutter contre cette obésité, qui est un réel problème, mais est tiraillé dans son ambition : attaquer de front les obèses et les traiter de gros lards qui n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes serait contre-productif, et surtout ce serait suicidaire sur le plan politique.  Il faut donc y aller en douceur.

Les associations de gens en forme savent comment s’y prendre : il faut non seulement une alimentation saine (des plats légers avec les légumes, plutôt que des gros burgers gras et des plats en sauce), mais surtout que c’est un travail sur toute l’année, pour garder la forme, en prenant l’escalier plutôt que l’ascenseur, etc. Ça implique donc des contraintes et une certaine discipline, mais la récompense est une vie plus agréable sur le long terme. Comme la société est axée sur la satisfaction de besoins à court terme, il n’est guère surprenant que les gens en forme soient très minoritaires.  Ajoutons que l’industrie alimentaire prospère quand les gens mangent trop et gaspillent, et qu’elle cherche à protéger ses intérêts, au point que la population a vaguement intégré l’idée que les alternatives seraient dommageables pour l’économie, et donc aussi pour leurs emplois ou pour les finances publiques.

Le gouvernement propose alors d’organiser une grande journée de lutte contre l’obésité. Pour intéresser le plus grand nombre, ce sera une journée festive et sans aucun caractère punitif.

Partout dans la ville, il y aura des stands valorisant les fruits et légumes : on pourra y acheter des fraises – c’est sain les fraises – arrosées d’un kilo de sucre en poudre. Ou on pourra acheter des vélos d’appartement électriques, avec une assistance au pédalage pour ne pas devoir se fatiguer en faisant de l’exercice. Le concept se répétera chaque année : au fur et à mesure des années de nouvelles activités apparaisseront : les gens pourront regarder des films d’amour ou télécharger des apps météo depuis chez eux… et au final on s’amusera beaucoup mais la plupart de ces activités n’auront plus rien à voir avec le thème de lutte contre l’obésité.

Les gens obèsent soulageront leur conscience – ils ont le sentiment d’avoir fait de gros efforts – et ceux qui leur objecteront que cette journée est une simple façade seront traités de grincheux jamais contents, et qu’il faut s’empresser d’ignorer. Les journalistes, toujours à la recherche de buzz facile, diront que les fraises au sucre c’est nul pour lutter contre l’obésité… et décréteront que c’était certainement orchestré par les associations de gens maigres, n’écoutant pas leurs démentis quand ceux-ci expliquent n’être pour rien dans cette mascarade.  Et quiconque objecte qu’une seule journée par an est insuffisant pour susciter des changements durables se fait immédiatement balayer à coups de : « Hé, ho, vous l’avez eu, votre journée, alors bouclez-là. »

Dès le lendemain, les gens reprendront leurs habitudes de toujours : au menu, burgers gras, plats en sauce, aucun exercice physique… Les chiffres de l’obésité montrent qu’après dix ans on est passé à peine de 80 à 79 % de gens obèses. Le gouvernement se réjouit de cette dynamique positive.

(Ce dimanche 16 septembre 2018, c’est la 17e édition consécutive du dimanche sans voitures à Bruxelles.  Cette fable semble plus que jamais d’actualité : un concept repris par les politiques et totalement dénaturé, l’inadéquation entre les moyens et les objectifs, la presse qui se concentre sur des détails et n’informe jamais sur les enjeux, la bonne conscience de gens qui fondamentalement ne sont pas prêts à changer, etc.  Bon dimanche à tous !)